Tribunal administratif de la Polynésie française Lecture du 12/06/2018 Décision n° 1700445 | Décision du Tribunal administratif n° 1700445 du 12 juin 2018 Tribunal administratif de Polynésie française Vu la procédure suivante : Par une requête et un mémoire enregistrés les 14 décembre 2017 et 18 mai 2018, Mme Lydia B., représentée par Me Eftimie-Spitz, avocate, demande au tribunal : 1°) de condamner la commune de Taiarapu-Est à lui verser une somme de 55 896 000 F CFP en réparation du préjudice subi du fait de l’emprise irrégulière sur ses parcelles et de l’aggravation de la servitude des eaux pluviales ; 2°) d’enjoindre à la commune de Taiarapu-Est de cesser l’emprise irrégulière ; 3°) de condamner la commune de Taiarapu-Est à lui rembourser les frais d’expertise taxés dans le cadre du référé expertise à la somme de 663 310 F CFP ; 4°) de mettre à la charge de la commune de Taiarapu-Est une somme de 150 000 F CFP au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. Elle soutient que : - depuis 1984 elle subi une emprise irrégulière et des dommages de travaux publics, dus à l’installation d’un exutoire et d’un caniveau sur sa parcelle, ainsi qu’au dysfonctionnement de l’évacuation des trop pleins des réservoirs d’eau ; - son préjudice doit être fixé à la somme de 137 000 F mensuels depuis 30 ans, soit la somme totale de 55 896 000 F CFP. Par mémoires en défense enregistrés les 24 janvier 2018 et 26 mai 2018, la commune de Taiarapu-Est, représentée par Me Usang, avocat, conclut au rejet de la requête et à ce que Mme B. lui verse la somme de 350 000 F CFP au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. Elle fait valoir que : - elle n’a pas commis de faute dès lors que ce sont les eaux de pluie qui inondent la parcelle de la requérante ; - les ouvrages publics sont d’intérêt général et ne peuvent pas être déplacés ; - les créances sont prescrites et les parcelles n’ont aucune valeur locative. Vu les autres pièces du dossier. Vu : - la loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004 ; - la loi n°68-1250 du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l’Etat, les départements, les communes et les établissements publics ; - le code de justice administrative. Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience. Ont été entendus au cours de l'audience publique du 29 mai 2018 : - le rapport de Mme Zuccarello, première conseillère ; - les conclusions de M. Retterer, rapporteur public ; - et les observations de Me Eftimie-Spitz, représentant Mme B., et celles de Me Usang, représentant la commune de Taiarapu-Est. Une note en délibéré présentée pour la commune de Taiarapu-Est a été enregistrée le 29 mai 2018. Une note en délibéré présentée pour Mme B. a été enregistrée le 30 mai 2018. Considérant ce qui suit : 1. Mme B. est propriétaire notamment d’une parcelle cadastrée BM15 à usage de servitude, et d’une parcelle cadastrée BM14, sur le territoire de la commune de Taiarapu-Est. Sur les parcelles attenantes, la commune de Taiarapu-Est a édifié des ouvrages hydrauliques consistant en des réservoirs d’eau et des installations de forage, destinés à la distribution d’eau potable dans la commune. La parcelle BM14 reçoit les eaux de ruissellement et les eaux provenant des trop pleins des réservoirs d’eau, par le biais d’un exutoire et d’un caniveau réalisés par la commune. Mme B. demande au tribunal de condamner la commune de Taiarapu-Est à l’indemniser du fait de l’occupation illégale de la parcelle BM14 en cause par les ouvrages publics réalisés par la commune. Sur l’emprise irrégulière et la responsabilité de la commune de Taiarapu-Est : 2. Dans le cas d'une décision administrative portant atteinte à la propriété privée, le juge administratif, compétent pour statuer sur le recours en annulation d'une telle décision, l'est également pour connaître de conclusions tendant à la réparation des conséquences dommageables de cette décision administrative, hormis le cas où elle aurait pour effet l'extinction du droit de propriété. Si la décision d’édifier un ouvrage public sur la parcelle appartenant à une personne privée porte atteinte au libre exercice de son droit de propriété par celle-ci, elle n’a, toutefois, pas pour effet l’extinction du droit de propriété sur cette parcelle. 3. Il ressort des pièces du dossier que la convention du 23 juillet 2014 signée entre le maire de la commune de Taiarapu-Est et Mme B., ne consistait qu’en une servitude de passage y compris de canalisations, sur la parcelle BM15 déjà affectée à l’usage de servitude pour desservir les propriétés alentour. Cette convention ne pouvait donc autoriser la commune à occuper la parcelle attenante cadastrée BM14 afin d’y installer un exutoire bétonné et un caniveau aménagé pour l’écoulement des eaux de ruissellement et de trop pleins des réservoirs en provenance de la parcelle BM7 située en surplomb et à destination du talweg en contrebas. En outre, si elle a porté atteinte au libre exercice de son droit de propriété par Mme B., la décision de la commune d’édifier des ouvrages publics n’a pas eu pour effet l’extinction du droit de propriété de la requérante sur la parcelle. La commune ne peut sérieusement soutenir que la convention signée le 23 juillet 2014 entre la requérante et la commune de Taiarapu-Est, qui se borne à accorder à la commune un droit de passage sur la parcelle BM 15, aurait autorisé l’emprise ci-dessus décrite sur la parcelle BM 14. Par suite, Mme B. est fondée à soutenir que les ouvrages publics irrégulièrement implantés, à savoir un exutoire et un caniveau, sur un terrain dont elle est propriétaire, est à l’origine d’une emprise irrégulière, et à en demander l’indemnisation. Sur l’exception de prescription quadriennale : 4. Aux termes du premier alinéa de l’article 1er de la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l’Etat, les départements, les communes et les établissements publics : « Sont prescrites, au profit (…)des communes (…) toutes créances qui n’ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l’année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis ». Selon l’article 2 de cette loi : « La prescription est interrompue par : Toute demande de paiement ou toute réclamation écrite adressée par un créancier à l'autorité administrative, dès lors que la demande ou la réclamation a trait au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance (…) ». 5. Lorsque la responsabilité d’une personne publique est recherchée au titre d’un dommage causé à un tiers par un ouvrage public, les droits de créance invoqués par ce tiers en vue d’obtenir l’indemnisation de ses préjudices doivent être regardés comme acquis, au sens de ces dispositions, à la date à laquelle la réalité et l'étendue de ces préjudices ont été entièrement révélées, ces préjudices étant connus et pouvant être exactement mesurés. Il en va différemment lorsque la créance indemnitaire alléguée est relative à la réparation d’un préjudice présentant un caractère continu qui doit être rattachée à chacune des années au cours desquelles ce préjudice a été subi. En conséquence, le préjudice résultant de la privation de jouissance ou d’immobilisation du terrain en cause est continu et se rattache à chacune des années durant lesquelles il est subi par les propriétaires. Il ressort des pièces du dossier que la requérante a saisi le 25 août 2014 la commune de Taiarapu-Est d’une demande qui a interrompu le cours de la prescription quadriennale. En conséquence les créances nées antérieurement à l’année 2010 sont prescrites et ne peuvent donner lieu à indemnisation. Si la requérante invoque des courriers antérieurs et notamment celui de 2007, le cours de la prescription a repris au 1er janvier 2008 pour s’achever le 31 décembre 2012, date à laquelle aucune demande de paiement n’a été de nouveau formulée. 6. Il résulte de ce qui précède que la commune de Taiarapu-Est doit être regardée comme responsable du dommage subi par Mme B., laquelle peut prétendre à une indemnisation de la privation de jouissance ou d’immobilisation d’une partie de sa parcelle à compter du 1er janvier 2010. Sur le préjudice : 7. La requérante demande l’indemnisation de l’emprise irrégulière et d’un préjudice d’aggravation de servitude des eaux pluviales. Si la requérante a entendu évoquer un préjudice indépendant de l’existence d’une emprise irrégulière sur sa parcelle afin de recueillir les eaux de ruissellement et les eaux du trop plein, ce préjudice d’aggravation de servitude des eaux pluviales ne ressort pas des pièces du dossier en tant que préjudice distinct de celui résultant de l’emprise irrégulière. Mme B. évalue le préjudice en tenant compte de la valeur vénale des terres en cause. Toutefois, ainsi qu’il a été dit au point 2., le droit de propriété de la requérante ne s’est pas éteint par la seule implantation sur sa parcelle d’ouvrages publics par la commune. En l’absence d’extinction du droit de propriété, la réparation des conséquences dommageables résultant de la décision d’édifier un ouvrage public sur une parcelle appartenant à une personne privée ne saurait donner lieu à une indemnité correspondant à la valeur vénale de la parcelle, mais uniquement à une indemnité moindre d’immobilisation réparant le préjudice résultant de l’occupation irrégulière de cette parcelle. En conséquence, en l’absence d’extinction du droit de propriété, le préjudice invoqué par la requérante et correspondant à la valeur vénale du terrain, ne peut pas être indemnisé. En revanche, la requérante peut prétendre à une indemnité d’immobilisation ou de location des parcelles en cause. 8. Il résulte du rapport de l’expert déposé devant le tribunal le 3 mai 2017, que l’emprise des ouvrages publics, servitude d’entretien du caniveau comprise, porte sur une superficie totale de 450 m². Il sera fait une juste appréciation de la valeur locative des terres en cause, en fixant à 195 F CFP le prix du m² des terres correspondant à une valeur locative de 3 % d’une terre dont la valeur vénale est estimée à 6 500 F le m². Ainsi il y a lieu d’accorder à la requérante pour les créances non prescrites nées du 1er janvier 2010 jusqu’au 1er janvier 2018 ainsi qu’elle le demande, la somme de 702 000 F CFP. 9. Il résulte de ce qui précède que la commune de Taiarapu-Est doit être condamnée à verser à Mme B. la somme totale de 702 000 F CFP. Sur la remise en état des lieux : 10. La requérante demande au tribunal d’enjoindre à la commune de Taiarapu-Est de remettre en état les lieux par la démolition des ouvrages publics à l’origine de l’emprise irrégulière. Lorsque le juge administratif est saisi d'une demande d'exécution d'une décision juridictionnelle dont il résulte qu'un ouvrage public a été implanté de façon irrégulière il lui appartient, pour déterminer, en fonction de la situation de droit et de fait existant à la date à laquelle il statue, si l'exécution de cette décision implique qu'il ordonne la démolition de cet ouvrage, de rechercher, d'abord, si, eu égard notamment aux motifs de la décision, une régularisation appropriée est possible. Dans la négative, il lui revient ensuite de prendre en considération, d'une part, les inconvénients que la présence de l'ouvrage entraîne pour les divers intérêts publics ou privés en présence et notamment, le cas échéant, pour le propriétaire du terrain d'assiette de l'ouvrage, d'autre part, les conséquences de la démolition pour l'intérêt général, et d'apprécier, en rapprochant ces éléments, si la démolition n'entraîne pas une atteinte excessive à l'intérêt général. 11. En l’espèce, il résulte de l’instruction, et notamment de l’expertise ordonnée par le juge des référés, que l’implantation de l’exutoire et du caniveau a pour effet de priver la propriétaire de la parcelle BM14 d’une superficie constructible de 450 m², de lui imposer une servitude d’entretien et de faire échec au projet de division de la parcelle en 3 lots, ledit caniveau traversant la parcelle par le milieu. L’expert estime qu’il est possible de supprimer l’ouvrage en litige, soit en dirigeant les eaux pluviales et de trop plein vers le caniveau jouxtant la voie d’accès aux réservoirs, soit si la requérante y consentait, en faisant cheminer l’exutoire actuel le long d’une limite séparative préalablement définie en cas de division de la parcelle en 3 lots. 12. Il résulte de ce qui a été dit au point précédent que l’implantation de l’exutoire et du caniveau sur la parcelle BM14 présente un inconvénient majeur pour la requérante et qu’eu égard aux alternatives possibles d’évacuation des eaux pluviales et de trop plein, sa démolition n'entraîne pas une atteinte excessive à l'intérêt général. Par suite, il y a lieu d’enjoindre à la commune de Taiarapu-Est de supprimer ces ouvrages publics. Sur les autres conclusions : 13. Aux termes de l’article R. 621-13 du code de justice administrative : « (…) Dans le cas où les frais d'expertise [fixés en matière de référé] sont compris dans les dépens d'une instance principale, la formation de jugement statuant sur cette instance peut décider que la charge définitive de ces frais incombe à une partie autre que celle qui a été désignée par l'ordonnance [du président du tribunal] (…) ». Selon l’article R. 761-1 du même code : « Les dépens comprennent les frais d'expertise, d'enquête et de toute autre mesure d'instruction dont les frais ne sont pas à la charge de l'Etat. /Sous réserve de dispositions particulières, ils sont mis à la charge de toute partie perdante sauf si les circonstances particulières de l'affaire justifient qu'ils soient mis à la charge d'une autre partie ou partagés entre les parties » . 14. En application des dispositions précitées, il y a lieu de mettre définitivement les frais d’expertise, liquidés et taxés à la somme totale de 663 310 F CFP par ordonnance du 4 mai 2017, à la charge de la commune de Taiarapu-Est. 15. Dans les circonstances de l’espèce, la commune de Taiarapu-Est versera à Mme Lucas la somme de 150 000 F CFP au titre de l’article L. 761- 1 du code de justice administrative. Ces mêmes dispositions font obstacle à ce que Mme B., qui n’est pas la partie perdante dans la présente instance, verse à la commune de Taiarapu-Est une somme sur ce fondement. DECIDE : Article 1er : Il est constaté une emprise irrégulière de 450 m² sur la parcelle cadastrée BM 14 sur la commune de Taiarapu-Est. Article 2 : La commune de Taiarapu-Est est condamnée à verser une indemnité de 702 000 F CFP à Mme B.. Article 3 : Il est enjoint à la commune de Taiarapu-Est de supprimer l’exutoire et le caniveau implantés sur la parcelle cadastrée BM 14. Article 4 : Les frais et honoraires de l’expertise, taxés et liquidés à la somme de 663 310 F CFP, sont mis à la charge définitive de la commune de Taiarapu-Est. Article 5 : La commune de Taiarapu-Est versera la somme de 150 000 F CFP à Mme B. au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. Article 6 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté. Article 7 : Le présent jugement sera notifié à Mme B. et à la commune de Taiarapu-Est. Délibéré après l'audience du 29 mai 2018, à laquelle siégeaient : M. Tallec, président, Mme Meyer, première conseillère, Mme Zuccarello, première conseillère. Lu en audience publique le 12 juin 2018. La rapporteure, Le président, La greffière, D. Germain La République mande et ordonne au haut-commissaire de la République en Polynésie française en ce qui le concerne ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision. Pour expédition Un greffier, |