Tribunal administratif de la Polynésie française Lecture du 27/05/2025 Décision n° 2500174 Type de recours : Question préjudicielle Solution : Sursis à statuer | Décision du Tribunal administratif n° 2500174 du 27 mai 2025 Tribunal administratif de Polynésie française 1ère Chambre Vu la procédure suivante : Par une requête enregistrée le 15 avril 2025, Mme D B, M. G M, M. K E, MM. Justin Tohitia et Temanutea Tuarue, Mme L C, M. N, M. A I et M. F J, représentés par Me Millet, doivent être regardés comme demandant au tribunal : 1°) à titre préalable : de transmettre au Conseil d'Etat la question préjudicielle suivante : l'alinéa 2 de l'article LP 51 de la loi du pays n° 2017-16 du 18 juillet 2017 réglementant les activités professionnelles liées à la production et la commercialisation des produits perliers et nacriers en Polynésie française, est-il illégal, car contraire aux articles 1, 2, 3 et 5 de la charte de l'environnement, à l'objectif à valeur constitutionnelle de protection de l'environnement, au principe d'égalité, et à la liberté d'entreprendre, en ce qu'il exonère de l'obligation de " détroquage " avant tout transfert interinsulaire, les nacres issues d'écloseries, en dépit de leur condition d'élevage qui a lieu en majeure partie en milieu naturel ' 2°) à titre principal au fond : de surseoir à statuer dans l'attente de la réponse à la question préjudicielle puis d'annuler la décision implicite de rejet du 14 février 2025, opposée à la demande d'abrogation de l'alinéa 2 de l'article LP 51 de la LP n°2017-16 du 18 juillet 2017 réglementant les activités professionnelles liées à la production et la commercialisation des produits perliers et nacriers en Polynésie française, qui a été réceptionnée par l'administration le 13 décembre 2024 ; 3°) d'enjoindre à la Polynésie française de modifier la réglementation, en abrogeant l'alinéa 2 de l'article LP 51 de la loi du pays n° 2017-16 du 18 juillet 2017 réglementant les activités professionnelles liées à la production et la commercialisation des produits perliers et nacriers en Polynésie française, et en le remplaçant par la mention suivante, ne comportant plus la mention litigieuse " issue du collectage " : Le transfert de nacres non détroquées est interdit. () " ; Ils soutiennent que : - l'alinéa 2 de l'article LP 51 de la loi du pays n° 2017-16 du 18 juillet 2017 méconnaît la charte de l'environnement ; le " devoir de vigilance " protégé par les articles 1 et 2, le principe de prévention, posé par l'article 3, le principe de précaution, posé par l'article 5, et l'objectif à valeur constitutionnelle de protection de l'environnement ; - cette disposition introduit une rupture du principe d'égalité entre les opérateurs, créant une inégalité de traitement entre les modes d'élevage sans justification objective, une distorsion concurrentielle et une atteinte à la liberté d'entreprendre, normes de valeur constitutionnelle ; - des études scientifiques montrent que la colonisation des nacres par les épibiontes est totale dès les trois premiers mois d'immersion en milieu naturel ; le risque de contamination des lagons par des nacres non détroquées est donc équivalent qu'il s'agisse de nacres issues d'écloseries, ou de nacres exclusivement élevées en milieu naturel. Par un mémoire enregistré le 25 avril 2025, la Polynésie française conclut au rejet de la requête. Elle fait valoir que : - les systèmes d'aquaculture fermés permettant d'exclure quasiment l'entrée d'animaux indésirables, de vecteurs et d'agents pathogènes dans le cycle de production, le transfert des animaux avec leur support de collectage dans le lagon d'une autre île, présente moins de risques sanitaires que le transfert d'animaux avec leur support de collectage qui ont été élevés dans le milieu naturel, c'est l'une des raisons, avec la diminution de la production de naissains dans les attols " collecteurs ", qui ont poussé le législateur à déroger à cette obligation de détroquer avant les transferts entre les îles pour les animaux élevés en milieu contrôlé ; - les lots de naissains d'écloserie font l'objet de mesures prophylactiques avant tout transfert vers un autre lagon, le traitement par sur salage est particulièrement efficace pour éliminer tout épibionte éventuel ; les huîtres perlières d'écloserie bénéficient ainsi d'une double barrière de biosécurité : d'une part, un élevage initial en milieu protégé présentant de meilleures garanties de contrôle de la production et de limitation des impacts sur le milieu, notamment la pollution par les plastiques, d'autre part, un nettoyage final par sur salage avant dissémination en mer ; le pays a pu imposer des mesures sanitaires différentes pour le transfert interinsulaire des naissains issus du collectage et pour le transfert interinsulaire des naissains issus d'écloseries, en vue de favoriser le développement desdites écloseries ; - contrairement aux huitres issues d'une écloserie, les huîtres provenant du collectage naturel ont passé plusieurs mois en milieu non contrôlé, accrochées à des structures où de nombreux organismes se sont établis ; elles peuvent héberger des pathogènes ou parasites endémiques du milieu ; le collectage entraîne un transfert d'épibiontes entre atolls lorsque les huîtres colonisées sont déplacées vers un autre lagon, et le nettoyage favorise la dispersion d'épibiontes à l'intérieur du lagon d'origine ; ce risque justifie pleinement les protocoles stricts de détroquage/nettoyage actuellement en vigueur ; - au demeurant en application de l'article 74 l'arrêté n° 1259 CM du 31 juillet 2017, les naissains issus d'écloseries ne sont pas autorisés au transfert interinsulaire s'ils ne sont pas débarrassés des parasites et organismes indésirables ; - le principe d'égalité devant la loi n'interdit pas au législateur de traiter de manière différente des personnes placées dans des situations distinctes, pourvu que cette différence de traitement soit en rapport direct avec l'objet de la loi ; or les écloseries et les producteurs recourant au collectage naturel ne se trouvent pas dans une situation identique au regard des risques sanitaires, environnementaux et génétiques liés au transfert interinsulaire d'huîtres perlières ; - le principe d'égalité ne fait pas obstacle à ce que des mesures restrictives à la concurrence ou à la liberté d'entreprendre puissent être adoptées par le législateur ou l'autorité administrative dès lors qu'elles sont justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi ; en l'occurrence, la possibilité de ne pas imposer le détroquage aux seules huîtres issues d'écloseries, sous conditions sanitaires strictes, répond à un objectif d'intérêt général consistant à encourager une production durable, maîtrisée et de qualité, tout en préservant la biosécurité des lagons. Un mémoire a été enregistré le 9 mai 2025, présenté pour Mme D B, M. G M, M. K E, MM. Justin Tohitia et Temanutea Tuarue, Mme L C, M. N, M. A I et M. F J, représentés par Me Millet, qui n'a pas été communiqué. Vu les autres pièces du dossier. Vu : - la Constitution ; - la loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004 ; - la loi du Pays n° 2017-16 du 18 juillet 2017 modifiée réglementant les activités professionnelles liées à la production et la commercialisation des produits perliers et nacriers en Polynésie française ; - l'arrêté n° 1259 CM du 31 juillet 2017 relatif aux conditions d'exercice des activités de producteur d'huîtres perlières ou de producteur de produits perliers en Polynésie française ; - le code de justice administrative. Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience. Ont été entendus au cours de l'audience publique : - le rapport de M. Devillers, président, - les conclusions de M. Boumendjel, rapporteur public, - les observations de Me Millet pour les requérants et de M. H représentant la Polynésie française. Considérant ce qui suit : 1. Les requérants, qui exploitent différentes fermes perlières dans les atolls d'Ahe, Manihi et Takapoto, demandent au tribunal d'annuler la décision implicite de rejet qui a été opposée à leur demande, adressée au ministre de l'agriculture, des ressources marines et de l'environnement de la Polynésie française, que soit envisagée l'inscription à l'ordre du jour du conseil des ministres d'un projet d'acte visant à abroger l'alinéa 2 de l'article LP 51 de la loi du Pays n° 2017-16 du 18 juillet 2017 réglementant les activités professionnelles liées à la production et la commercialisation des produits perliers et nacriers en Polynésie française. Ils exposent que cette disposition limite illégalement l'obligation de " détroquage " aux seules nacres issues du collectage et en exonère sans fondement les nacres issues d'écloseries alors même que celles-ci, effectuant une large partie de leur croissance sur des collecteurs plongés plusieurs mois dans le lagon, sont tout autant susceptibles d'être porteuses d'espèces parasites ou envahissantes. Ils exposent que cette exonération méconnaît les articles 1er, 2, 3 et 5 de la Charte de l'environnement et également introduit une rupture du principe d'égalité entre les opérateurs, créant une inégalité de traitement entre les modes d'élevage sans justification objective, une distorsion concurrentielle et une atteinte à la liberté d'entreprendre, normes de valeur constitutionnelle. 2. Aux termes de l'article 179 de la loi organique du 27 février 2004 : " Lorsque, à l'occasion d'un litige devant une juridiction, une partie invoque par un moyen sérieux la contrariété d'un acte prévu à l'article 140 dénommé "loi du pays" avec la Constitution, les lois organiques, les engagements internationaux, ou les principes généraux du droit, et que cette question commande l'issue du litige, la validité de la procédure ou constitue le fondement des poursuites, la juridiction transmet sans délai la question au Conseil d'Etat, par une décision qui n'est pas susceptible de recours. Le Conseil d'Etat statue dans les trois mois. Lorsqu'elle transmet la question au Conseil d'Etat, la juridiction surseoit à statuer. Elle peut toutefois en décider autrement dans les cas où la loi lui impartit, en raison de l'urgence, un délai pour statuer. Elle peut dans tous les cas prendre les mesures d'urgence ou conservatoires nécessaires. Le refus de transmettre la question au Conseil d'Etat n'est pas susceptible de recours indépendamment de la décision tranchant tout ou partie du litige ". 3. Les " lois du pays " adoptées par l'assemblée de la Polynésie française ont le caractère d'actes administratifs. Ainsi qu'il en va à l'égard de tout acte administratif à caractère réglementaire, l'autorité compétente, saisie d'une demande tendant à l'abrogation ou à la réformation d'une disposition illégale d'un tel acte, est tenue d'y déférer, soit que cet acte ait été illégal dès la date de son adoption, soit que l'illégalité résulte de circonstances de droit ou de faits postérieures à cette date. Le refus du président de la Polynésie française d'inscrire à l'ordre du jour du conseil des ministres un projet d'acte tendant à abroger ou réformer une disposition illégale d'une " loi du pays " peut faire l'objet d'un recours en excès de pouvoir devant le juge administratif. 4. Si le tribunal administratif de la Polynésie française est compétent pour connaître en premier ressort d'un recours tendant à l'annulation du refus d'abroger ou de réformer une " loi du pays ", il lui appartient toutefois, saisi d'un tel recours, de transmettre au Conseil d'État, sur le fondement des dispositions précitées de l'article 179 précité de loi organique du 27 février 2004, les questions de conformité de cette loi du pays avec la Constitution, les lois organiques, les engagements internationaux de la France ou les principes généraux du droit qui lui paraissent sérieuses. 5. Aux termes de l'article LP. 51 de la loi du pays n° 2017-16 du 18 juillet 2017 réglementant les activités professionnelles liées à la production et la commercialisation des produits perliers et nacriers en Polynésie française , dans sa rédaction issue de loi du pays n° 2023-10 du 23 janvier 2023 : " En raison des risques génétiques, sanitaires et environnementaux de dissémination d'organismes envahissants ou pathogènes dans les îles de destination en Polynésie française, le transfert interinsulaire de toute huître perlière de l'espèce considérée y compris les larves, juvéniles et adultes provenant d'écloserie, est soumis à autorisation préalable du ministre en charge de la perliculture après avis des maires des communes de départ et de destination. Le transfert de nacres non détroquées, issues de collectage, est interdit () Un arrêté pris en conseil des ministres définit les conditions d'octroi et les modalités de délivrance de l'autorisation de transfert interinsulaire d'huîtres perlières ". 6. Aux termes de l'article 74 de l'arrêté n° 1259 CM du 31 juillet 2017 relatif aux conditions d'exercice des activités de producteur d'huîtres perlières ou de producteur de produits perliers en Polynésie française : " Le dossier complet est réceptionné par le service en charge de la perliculture qui délivre au titulaire un récépissé. Il émet un avis sur la demande de transfert d'huîtres perlières. L'instruction prend notamment en compte - les considérations génétiques, sanitaires et environnementales ; - la cohérence entre les quantités à transférer et les autorisations détenues par les demandeurs ; - les conditions techniques du transfert, plus particulièrement celles relatives aux pollutions environnementales et sanitaires qui seront mentionnées dans l'autorisation. Avant tout transfert inter-îles, les huîtres devront être débarrassées des épibiontes en appliquant au minimum les traitements suivants : un nettoyage manuel ou à pression d'eau et un sur salage ". 7. Il résulte des dispositions qui précèdent que, ainsi que le fait valoir la Polynésie française, quelle que soit l'origine des huîtres perlières, issues de collectage ou d'écloserie, le transfert vers une autre île est autorisé sous réserve que les mollusques soient débarrassés des épibiontes par, au minimum, un nettoyage manuel ou à pression d'eau et un sur salage. En revanche, alors qu'elles ont toutes passé plusieurs mois en milieu naturel dans le lagon, en totalité pour les huitres sauvages et dans la deuxième partie de leur croissance pour les huîtres d'élevage, ces dernières peuvent être transférées dans les eaux d'une autre île sans détroquage, alors même que les collecteurs ont été exposés aux mêmes risques de contaminations d'organismes envahissants ou pathogènes. Dans ces conditions, il y a lieu de regarder les moyens tirés par les requérants de la méconnaissance des articles 3 et 5 de la Charte de l'environnement et, entre opérateurs, du principe d'égalité, comme présentant un caractère sérieux. 8. Il y a lieu, dès lors, pour le tribunal administratif de la Polynésie française, de surseoir à statuer sur la présente requête n° 2500174 jusqu'à ce que le Conseil d'État se soit prononcé sur ces questions. D E C I D E : Article 1er : Le dossier de la requête de Mme B O est transmis au Conseil d'Etat pour examen de la conformité de l'alinéa 2 de l'article LP 51 de la loi du pays n° 2017-16 du 18 juillet 2017 aux moyens cités au point 7 du présent jugement. Article 2 : Il est sursis à statuer sur la requête n° 2500174 de Mme B O dirigée contre la décision par laquelle le président de la Polynésie française a implicitement refusé de mettre à l'ordre du jour de l'assemblée de la Polynésie française l'abrogation de l'alinéa 2 de l'article LP 51 de la loi du pays n° 2017-16 du 18 juillet 2017 réglementant les activités professionnelles liées à la production et la commercialisation des produits perliers et nacriers en Polynésie française, et de le remplacer par la mention suivante, ne comportant plus la mention litigieuse " issue du collectage " : Le transfert de nacres non détroquées est interdit. () ", jusqu'à ce que le Conseil d'Etat se prononce sur le caractère sérieux des moyens cités au point 7 du présent jugement. Article 3 : Tous droits et moyens sur lesquels il n'est pas expressément statué par le présent jugement sont réservés jusqu'en fin d'instance. Article 4 : Le présent jugement sera notifié à Mme D B, M. G M, M. K E, Ms Justin Tohitia et Temanutea Tuarue, Mme L C, M. N, M. A I, M. F J, à la Polynésie française et au président de la section du contentieux du Conseil d'Etat. Copie en sera adressée au haut-commissaire de la République en Polynésie française. Délibéré après l'audience du 13 mai 2025, à laquelle siégeaient : M. Devillers, président, Mme Busidan, première conseillère, M. Graboy-Grobesco, premier conseiller. Rendu public par mise à disposition au greffe le 27 mai 2025. Le président-rapporteur, P. Devillers L'assesseure la plus ancienne, H. Busidan La greffière, D. Oliva-Germain La République mande et ordonne au haut-commissaire de la République en Polynésie française en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision. Pour expédition, Un greffier, N°2500174 |